Peut-on encore être seul au monde ?

Il y a peu, l’algorithme d’Instagram, au vu de mes publications, de mes likes, et de mes interactions diverses et variées, a détecté que je pouvais être sensible au concept de seulaumonditude. Et m’a, en conséquence, suggéré de suivre le hashtag #seulaumonde. Je suis d’habitude peu sensible aux suggestions de l’algorithme ; par goût de la sérendipité, et parce que j’aime avoir l’illusion que je reste maître de mon destin numérique, je préfère découvrir par moi-même, au hasard de mes pérégrinations en ligne, des comptes ou hashtags intéressants.

Pourtant, quand #seulaumonde est apparu dans mon flux, je l’avoue, j’ai été interpellée. Peut-on encore, en 2019, être seul au monde ? C’est une question très actuelle. Et éminemment troublante, du moins pour moi. J’ai donc cliqué, pour voir ce qui se cache derrière #seulaumonde. Au moment où j’ai cliqué, près de 75 000 photos Instagram revendiquaient l’éventualité d’être au seul au monde. Seul au monde un peu partout en fait : au bord de l’eau, dans le désert, chez soi, en France, à l’étranger. Seul au monde avec son smartphone et les réseaux sociaux, on est d’accord que c’est une posture, pas une réalité. Au mieux un ressenti. Mais si tant d’instagrammeurs n’hésitent pas à accoler ce hashtag à leurs posts, c’est qu’il fait sens. Alors quel est-il, ce sens ? S’agit-il du sens du vent ? Pourquoi faire semblant de se croire seul au monde ? Pourquoi ce sentiment de solitude est-il mis en scène ? Peut-être parce qu’il s’agit d’une denrée de plus en plus rare. À ce titre, le 22 mai dernier peut être considéré comme un jour tristement historique : ce jour-là, l’alpiniste Nirmal Purja publie sur son compte Instagram une photo montrant une file d’attente pour le sommet de l’Everest. Ce jour-là, environ 320 personnes se sont succédées sur le toit du monde. Ce jour-là, l’équivalent d’un petit village s’est retrouvé à 8 848 mètres d’altitude, par des températures oscillant entre – 20° et – 30°… Un record d’affluence, dans un lieu pourtant inhospitalier. Et sauvage. Du moins en théorie.

Si même les milieux extrêmes non seulement ne protègent pas de la foule, mais l’attirent, existe-t-il un endroit sur terre où l’on puisse encore vraiment être seul au monde ? On sait depuis Aristote que l’homme est un animal social, mais j’avoue que plus j’avance en âge, plus j’ai besoin de savoir que si j’en ai envie, je peux déconnecter des réseaux et de mes congénères. Pas tout le temps ni très longtemps, juste le temps de recharger les batteries mentales, de faire le vide et de repartir du bon pied. Dans un endroit suffisamment sauvage et dépeuplé. C’est un peu ma crainte : que les endroits sauvages et dépeuplés disparaissent peu à peu.

Il existe des endroits magnifiques, qui étaient jusqu’à maintenant peu fréquentés, restés à l’abri des regards. Mais qui aujourd’hui à cause d’Instagram, deviennent des hauts-lieux du tourisme de masse, avec tous les inconvénients liés à cette situation, au premier rang desquels la pollution. D’où ma question : existe-t-il encore des lieux où l’on puisse être seul au monde ? Sûrement. Mais ils ne sont pas sur Instagram, ni aucun réseau social.   

Seul(e) au monde, oui, mais sans mon smartphone.

Ce petit chemin…

C’est l’histoire d’un chemin, un petit chemin, un petit parcours de rien du tout, à peine 5 kilomètres, mais un parcours plein de promesses, un parcours cheveux au vent et tête en l’air, un parcours par cœur, de ceux qu’on suit les yeux fermés à force de les avoir arpentés, mais qui réussissent l’exploit de se renouveler à chaque sortie. Il prend sa source sur le bitume, l’air de rien, trottoir banal et conventionnel au milieu de la ville, avant, au détour d’un pâté de maison, de s’écarter furtivement de toute urbanité pour s’ensauvager abruptement, et inviter celui qui s’y aventure à oublier ses habitudes de piéton des villes. Des pierres, des ronces, des buissons sur un sentier étroit qui grimpe allegro : pas de quartier pour les marcheurs du dimanche, on n’est pas là pour faire de la figuration. Pour ceux qui passent ce barrage, une première récompense après dix minutes d’un bon petit dénivelé : une vue imprenable sur le bord de mer. Il faut prendre le temps de souffler une fois arrivé sur le plateau, de prendre de la hauteur. C’est le premier décrochage avec le quotidien, c’est généralement à cet endroit que je laisse derrière moi le stress, les agacements, les gens pénibles, et de manière générale tout ce qui m’a poussée à quitter mon bureau pour aller m’aérer. Je faisais la même chose quand j’avais 10 ou 12 ans pour tromper l’ennui de la campagne. J’avais un chemin secret où j’allais parfois le mercredi après-midi juste pour me remplir la tête avec des arbres et de l’eau, j’allais faire des ricochets au bord de la rivière en m’imaginant que moi seule connaissais cet endroit qui me semblait si sauvage. Je vous parle d’un temps… révolu, où les parents n’avaient pas peur de laisser leur enfant se balader seul. Je réaliserai quelques années plus tard que mon endroit secret était en fait un spot bien connu des pêcheurs du coin. Mais c’est pas grave, il reste aujourd’hui encore, quand j’y retourne, mon endroit secret. Alors quand je grimpe là-haut en suivant mon petit chemin, j’ai l’impression de redevenir cette gamine qui va faire des ricochets le mercredi après-midi. Je renoue, le temps d’une balade, avec l’insouciance des jeunes années. Avec, surtout, ce sentiment intense de liberté, sans fil à la patte, et avec un paysage qui fait office d’écran géant.

Car arrivée à mi-parcours, ce petit chemin… n’a ni queue ni tête, comme dans la chanson, mais rejoint la falaise : effet wow garanti à plus de 100 mètres de hauteur. Non seulement les soucis sont loin derrière, mais l’esprit est happé par le vent, les vagues, le vide, l’horizon, les goélands. C’est en longeant la falaise que je fais le plein de résolutions, que je trouve des solutions, ou simplement que j’arrête de penser pour juste ressentir, et je me rends compte à quel point c’est un luxe. Je suis prête pour amorcer la descente en douceur, pour revenir vers la civilisation, quitter ce petit chemin pour retrouver le bitume, tranquillement, et attaquer la journée du bon pied…

Et vous ? Vous avez votre petit chemin ? Celui dont on ne se lasse pas ? Celui qui se transforme à chaque pas ? À la fois toujours le même et toujours différent ?

Ce qui me meut m’émeut : sensations en pente douce

Peur, frissons, mais aussi et surtout bien-être et sérénité sont au bout du sentier.

Tout coureur, qu’il soit aguerri ou dilettante comme moi, s’est un jour posé cette question : mais pourquoi cours-je ? Après quoi ? Evidemment, la question m’a d’autant plus traversé l’esprit que je n’aurais jamais pensé me la poser un jour. Mon manque d’appétence – c’est un euphémisme – pour la course à pied en particulier, et le sport en général, m’avaient épargné ce genre d’interrogation. Ironie du sort, c’est en marchant que la réponse m’a sauté aux yeux : je cours pour les sensations, je cours surtout après les sensations.

Bon sang mais c’est bien sûr ! J’aurais pu dire que je cours pour aller plus vite, ce qui n’est pas seulement un truisme. Ou pour grappiller des années de vie, ce qui est vrai. Mais par-dessus tout, ce qui m’a donné ce goût de reviens-y à enfiler des baskets pour courir et aller à l’encontre de ma nature (et accessoirement à la rencontre de la nature aussi), ce sont ces bonnes, grosses, fortes sensations éprouvées pendant et après chaque run, qu’il s’agisse d’un entraînement, d’une compète du dimanche ou d’un trail avec dénivelé. J’aime ressentir cette sensation unique de délassement après une course, ces sensations si intenses pendant l’effort, contre lesquelles il faut parfois lutter ; cette sensation particulièrement forte quand je réussis à franchir une ligne d’arrivée ; et cette sensation de bien-être après une séance d’entraînement.

En marchant aussi, j’éprouve des sensations. En marchant aussi, je peux ressentir ce lâcher d’endorphines. Mais ce n’est pas mon moteur. Je marche pour un tas de raisons, mais d’abord parce que la marche m’émeut. Je ressens un paquet d’émotions quand je randonne. Et je fais bien la différence avec les sensations de la course. Ces sensations sont produites par mon moteur interne – et elles l’alimentent également en retour selon un mécanisme bien huilé –, grâce au déclenchement des endorphines ou de la dopamine ; elles sont alchimiques, au croisement du mental et du physique – ok, on peut dire physiologiques aussi, mais alchimiques correspond bien davantage à mon ressenti… –.      

La marche longue distance, la randonnée, amplifient les émotions. Elles sont un réservoir à joie, apaisement, sérénité, surprise, délectation, ravissement, peur parfois, et tant d’autres nuances encore. Toutes ces émotions ne sont pas seulement le fruit d’un produit intérieur brut, mais doivent beaucoup au monde qui m’entoure. C’est parce que je traverse un paysage magnifique, étrange, sauvage, ou chargé de souvenirs, que j’éprouve de la joie, de la sérénité ou de la nostalgie. Elles sont intrinsèquement liées à l’environnement, à la perception que j’en ai.

Être capable d’éprouver des émotions en plein air, des sensations en pente douce, loin de toutes les notifications de mon téléphone ou de mon ordinateur, c’est aussi ce qui m’a permis de reprendre pied sur terre, et de m’éloigner des octets.

Et vous ? Qu’est-ce qui vous (é)meut ?

Comment l’air du large a aidé à ma transformation numérique

On m’a demandé récemment si le fait d’habiter là où j’habite – au bord de la Manche, au bord des falaises, au bord de l’horizon – avait facilité ma déconnexion des réseaux sociaux. La réponse est oui. Bien sûr. Évidemment. Il est toujours plus facile d’ouvrir sa fenêtre quand elle a vue sur mer que son écran d’ordinateur quand il est source de stress. Il est toujours plus sain de se perdre dans la nature sauvage que dans la nature humaine telle qu’elle se donne à voir sur les réseaux sociaux.

Mais la réponse est aussi non : c’est parce que j’ai quitté Paris pour cette province un peu lointaine – belle, sauvage, profonde, mais un peu lointaine – que j’ai joué le jeu des réseaux sociaux. C’était alors pour moi une nouvelle manière de retrouver des collègues à la machine à café, de papoter, de parler boulot, de mener des projets, de faire de nouvelles connaissances, de me détendre… tout en étant à 2 heures de Paris (et de toute civilisation). Mais ça, c’était avant. Avant d’avoir envie de grand air et de grand large, avant d’avoir besoin de me ressourcer, avant d’avoir besoin de me connecter autrement, avant d’avoir besoin de marcher, d’avancer, de courir, de randonner, bref, de bouger. Et c’est parce que les sentiers des falaises me tendaient les bras que j’y ai mis les pieds. C’est parce que la baie de Somme me faisait de l’oeil que j’ai commencé à jouer les exploratrices du littoral. C’est parce que j’habite une région propice aux randonnées que j’ai commencé à marcher, puis courir. De plus en plus souvent et de plus en plus longtemps, en fonction de mon besoin de sortir du grand bain numérique et de m’aérer. Donc, oui, les abords de la Manche m’ont aidée à m’éloigner des réseaux sociaux au moment où j’en ai eu besoin. Je me suis tournée vers l’extérieur parce que cet extérieur était beau, parce que les paysages alentour étaient un appeau à émotions fortes, parce que j’y ai vu la possibilité d’une échappatoire à la haute tension en ligne. Parce que mon regard sur le monde avait changé aussi. Ce qui, à mon installation, m’avait semblé rude – cette nature sauvage – et m’avait poussée à passer énormément de temps sur Internet a été ma porte de sortie vers un ailleurs respirable.

Donc, oui, le lieu d’habitation a une influence sur notre comportement, en ligne ou hors ligne. Si vous aussi ressentez le besoin de couper les ponts avec une vie numérique trop intense, appuyez-vous sur le paysage qui vous entoure. Il est votre meilleur allié pour raccrocher les baskets. Mais surtout pour les chausser.

Dans l’axe : repartir du bon pied après une entorse grave

C’était il y a quatre mois, et je vis toujours avec mon entorse. La cohabitation se passe au mieux, nous nous sommes apprivoisées, nous avons appris à nous connaître, à tirer parti l’une de l’autre. Je ne peux toujours pas recourir, mais j’ai appris à mieux écouter ce que mon corps exprime. L’envie de revenir dans le game est, elle, intacte.

J’ai fait une petite tentative de running la semaine passée en accord avec moi-même et mon médecin, trois fois quatre minutes sur un chemin plat et doux. Verdict : bonnes retrouvailles avec les sensations, tempérées par mes ligaments qui m’ont fait comprendre que mollo, hein. Je les ai écoutés. Alors je marche. Beaucoup. Rapidement. Avec ou sans bâtons. Si possible sur des surfaces planes, sans surprise. Un peu ennuyeuses certes, mais sûres. Soixante-dix kilomètres par semaine, j’ai repris mon petit rythme de croisière.

Je fais du vélo aussi. Tous les jours, une demi-heure, en intérieur. C’est dans l’axe (du pied), et c’est tellement pratique pour rattraper les podcasts en retard. Et puis il y a la piscine. Moins pratique, mais havre de paix pour mes pieds qui peuvent (presque) tout se permettre dans l’eau. Y compris courir. Tout ceci est de bon augure pour une reprise normale au printemps. Je suis en quelque sorte en état d’hibernation. Je me suis beaucoup fait confiance pendant ces quatre mois, ainsi qu’aux professionnels de santé, mais j’ai aussi pioché des conseils à droite à gauche (et surtout dans l’axe). Alors à mon tour, je partage deux ou trois bricoles qui, en plus bien sûr de la rééducation, m’ont aidée — et m’aident encore — à passer ce cap un peu douloureux (et surtout très long).

  • Ne pas aller plus vite que le tempo : j’ai voulu me tester en marchant sur les galets, très prudemment. Ma kiné m’avait dit : « Le jours où vous remarcherez sur des galets, tout ira bien ». Tout allait bien, zéro douleur, sauf un micro faux mouvement qui m’a rappelé que j’avais une cheville, et à quel point il est toujours préférable de partir à point.
  • Justement, j’ai, dans cette optique, annulé mon inscription aux 10 km du Mont Blanc, fin juin, qui me semblent trop prématurés pour ma cheville, et qui, également, tombent mal dans mon emploi du temps qui a été chamboulé par ma convalescence. Prochain trail : Val Cenis, début août. Piano, sano… En revanche, je maintiens une marche de 35 kilomètres fin avril, qui me servira de test.
  • L’eau froide est mon amie. Elle l’a toujours été, mais nos liens se sont resserrés en même temps que le froid a resserré mes tendons et mes ligaments, tous les jours, après la douche.
  • J’ai enfin trouvé une utilité aux balles de tennis vestiges du temps où je cherchais mon coup droit : quand je suis assise à mon bureau, je les fais rouler sous ma voûte plantaire pour mieux me détendre et activer ma circulation sanguine.  
  • J’ai appris à considérer mes pieds. C’est la grande leçon de cette parenthèse : les pieds, c’est la vie. Sans eux, point d’avancement. Je me suis donc penchée avec beaucoup d’attention sur leur soin.
  • Je les bichonne à coup d’automassages, toujours en remontant vers le coeur, et de petit gommage avec le marc de café du matin (à effectuer avant de passer le gel douche, qui atténuera l’odeur de café). Mais pour activer la circulation et gommer la peau, mon BFF reste le gant de crin, après la douche froide.
  • J’ai découvert également ici qu’on pouvait les « tanner » avec un citron.    
  • J’ai investi dans des chaussons de récupération Salomon, et je m’en frotte les mains et surtout les pieds. Moi qui n’ai pas le « pied Salomon » – trop large –, je me délasse tous les soirs avec mes RX Slide 3.0 (ce nom…), qui ne sont que bien-être et relaxation.
  • Justement, pour fêter le retour de mes pieds sur terre, j’ai investi dans une nouvelle paire de baskets. Mes vieilles paires de Columbia Montrail, qui conviennent très bien à mes pieds et à mes attentes de néotraileuse à la cool, ont désormais pour voisine des New Balance 1080. En attendant la reprise des entraînements, il me fallait des baskets à l’aise sur route et chemins, avec un chaussant ultra confortable et un maintien parfait, pour refaire des premiers pas en toute sécurité. C’est avec elles que je marche quotidiennement, et c’est avec elles que j’ai fait un premier come-back de coureuse, et elles ont été à la hauteur de la tâche que je leur avais assignée : m’aider à me propulser.  

Chemin du Paradis

C’était il y a trois mois « tout pile ». Après une séance de rando-course des plus agréables, temps parfait, bonnes sensations, beaux paysages, alors que j’allais m’arrêter après plus d’une heure de pleins et déliés entre mer et forêt, que je me sentais bien, ma cheville a lâché. Bêtement. Sans prévenir. Sans un bruit. Mais avec un effet visuel très réussi : elle a triplé de volume en un quart de seconde. Le temps pour moi de fermer les yeux, de m’asseoir, et de me dire que ma vie de bipède allait être mise entre parenthèse quelques jours. La parenthèse a commencé par six semaines de plâtre, et n’est toujours pas terminée : j’ai encore du mal à descendre des marches, je boîtille imperceptiblement mais je boîtille, et bien sûr, je ne cours pas. Mais depuis un mois et demi, depuis mon déplâtrage, les progrès sont relativement rapides vu l’état de ma cheville : je refais du vélo (d’intérieur), j’ai ressorti les bâtons de marche, et depuis aujourd’hui, j’ai retrouvé le chemin de la piscine. Depuis trois mois, je n’ai qu’un objectif en tête : retrouver ma mobilité. Alors pour fêter ce trimestre étonnant, mélange de canapé, de réflexions tous azimuts, de béquilles, de retour à la vie, je suis retournée sur les lieux du crime. J’ai effectué mon pèlerinage à l’envers, et en fait de pèlerinage, c’en fut bien un : j’avais oublié ce détail, mais je me suis laminé les tendons et les ligaments très précisément à l’entrée du Chemin du Paradis, qui mène vers une toute petite église perdue dans les bois. Je sors peu à peu du purgatoire, pour entrer dans mon petit paradis : je sais ce qu’il en coûte de faire un pas devant l’autre, je sais la chance de tenir debout, petite miracle d’équilibre, et je sais le bonheur de pouvoir l’écrire.

Je repars à zéro

Quarante cinq jours sans voir la mer, c’est long. Très long. Surtout quand on ne voit le ciel que de son canapé. Ce matin, première sortie au grand air, en station debout, en mode béquille, à 2 km/h. Le vent de la liberté souffle de nouveau. Je suis davantage propulsée par mon envie d’avancer, de retrouver mon autonomie, ma vie, que par ma cheville, encore tellement douloureuse et si peu cheville. Le chemin sera long, mais il est tout tracé. La force et la volonté d’en découdre viendront à bout de la blessure.

Cette entorse a au moins le mérite de tout remettre à plat, à commencer par les bases : la marche. Comment marche-t-on ? Comment mettre un pied devant l’autre ? Comment avancer ? À chaque mouvement, je suis obligée de penser tout le mécanisme qui doit être actionné pour ne pas tomber en avant : le pied dans l’axe, bien dérouler le talon, trouver le bon appui, redresser le torse. Tout est lent, laborieux, fragile. Mais ça marche ! La tête au service des jambes et non plus l’inverse. Aujourd’hui, je ne pense plus en marchant, comme c’était le cas avant. Aujourd’hui, je pense la marche. Je remets les compteurs à zéro.

Kilomètre 6

Away from keyboard

L’air est vif, piquant. Il rosit les joues et décrasse les neurones embrumés. J’avance le long de la falaise. Je marche à hauteur de goéland le long d’un sentier très étroit. Cent mètres plus bas, les vagues se fracassent sur les galets. J’aime tellement cet endroit. C’est beau, battu par le vent, dangereux. Sauvage. La nature sans artifice. Celle que j’ai connue enfant. Celle que j’ai envie de retrouver. Je ne le sais pas encore, mais ce premier jour de janvier sera également le premier d’une nouvelle ère. Rien de vraiment construit, pas de grande résolution, mais une grande envie de changement.

Je longe une valleuse. Devant moi, la mer à perte de vue, fluctuante, éternelle. J’ai toujours aimé plonger mes pensées dans cet horizon si parfaitement droit en imaginant qu’il y a un cent ans, il y a mille ans, il était le même. Les vagues, les marées, les tempêtes, la pluie, le soleil, le vent, les saisons passent et l’horizon reste, égal à lui-même, offrant à perte de vue cette même perspective à tous ceux qui le regardent depuis des siècles. L’homme n’a pas encore altéré ce paysage, c’est à la fois fascinant et rassurant. Aux antipodes du monde tout connecté qui a été le mien ces dernières années.

J’ai déjà parlé du contenu, éminemment fluctuant bien sûr, mais il y a aussi le contenant, en perpétuelle mise à jour, incapable de fonctionner sans un chargeur à portée de main, encore moins sans Wi-fi, faisant de nous des serviteurs volontaires des (plus si nouvelles) technologies. Et c’est usant. Pénible. À chaque déplacement, professionnel ou non, il faut penser prise, réseau, batterie. Je me souviens encore de cette grosse journée de rendez-vous à Paris sans mon smartphone, laissé à la maison pour cause de départ précipité, et de cette angoisse qui m’a saisie quand je m’en suis aperçue. J’étais comme la cigale face à la bise, totalement dépourvue. J’ai heureusement la chance d’avoir une bonne mémoire, et de garder de « l’ancien monde » l’habitude de ne pas tout confier au monde dématérialisé. J’avais donc mon emploi du temps bien en tête, les adresses aussi. Mais j’ai passé la journée à prier le ciel de pouvoir enchaîner mes rendez-vous sans retard, et à espérer qu’aucun n’annule au dernier moment en laissant un message que je ne pourrais consulter que quelques heures plus tard…

Je marche sur la falaise depuis maintenant deux bonnes heures. J’ai la tête remplie du cri des goélands, du souffle du vent, de mes pas qui résonnent sur le sentier, des cinquante nuances de bleu du ciel et de l’écume des vagues. Il y avait longtemps que je n’avais pas eu l’esprit aussi léger. Pas de mentions pour l’encombrer, pas de mails à trier, rien, juste le paysage qui reprend sa place. Et ça fait du bien. « Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres » nous prévenait déjà le jeune Boileau il y a près de 450 ans. C’est cette liberté que j’ai voulu retrouver en marchant et en me rapprochant de la nature.   

J’ai choisi par instinct d’agir avec mon corps pour quitter mon téléphone. J’ai progressivement réinvesti dans la marche une partie du temps que je passais à surfer. J’ai décidé de réduire ma vie numérique au strict minimum. J’ai troqué mon ras-le-bol contre un bol d’air. J’étais tellement en mode asphyxie que ce changement de rythme s’est fait naturellement. J’en avais envie, j’en avais besoin. Et c’est ainsi que j’ai commencé à marcher. Par besoin d’aller voir ailleurs. Par besoin de sentir mes jambes en mouvement. Par besoin de poser mes yeux sur de nouveaux horizons. Par besoin de remettre de la nature dans un monde devenu trop techno. Par envie de retrouver “le monde d’avant”, celui sans réseau, juste pour voir.

J’ai marché parce que c’est ce qu’il y a de plus simple à faire : un pas devant l’autre. Et on avance. La quintessence de la low tech.

A suivre.

Kilomètre 5

Mobilis in Mobile

Je ne crois pas au hasard. Je crois qu’il me fallait une immobilisation forcée pour pouvoir rétablir un contact cordial avec un clavier, un écran et une connexion. Comme si seule une blessure avait eu la capacité de stopper mon éloignement progressif des univers connectés, pour repartir du bon pied, dans tous les sens du terme. Comme si seule une blessure pouvait me montrer qu’une cohabitation pacifique, sans excès, était possible, voire nécessaire, avec le numérique.

Pourquoi ? Parce que quand on est obligé de passer ses journées sur un canapé avec la jambe surélevée, on a beaucoup de temps, en particulier du temps de cerveau, puisque le corps est, lui, hors jeu. Ce temps de convalescence m’a semblé opportun pour renouer une relation apaisée avec Internet, dépassionnée.

La vie numérique, pour soluble qu’elle soit dans notre quotidien, n’en est pas moins extrêmement chronophage. C’est une couche supplémentaire, qui se superpose au temps classique dont nous disposons, et change complètement notre rapport au présent.

Quand je suis tombée dans le grand bain numérique, j’ai passé un temps fou en ligne, pour des raisons toutes plus légitimes les unes que les autres : répondre aux e-mails, aux sms, publier des billets, des articles, des livres, faire leur promotion sur Twitter, Facebook, and co, répondre aux commentaires, questions, sollicitations diverses et variées, aller à la pêche aux infos, faire de la veille, organiser mes déplacements, éduquer mes enfants au numérique, m’éduquer à leur culture en regardant des vidéos sur Youtube avec eux, chercher des tutos cuisine, faire mes courses, et caetera, et caetera, et caetera. Comme un nombre croissant de mes contemporains.

À partir de 2010, date de l’apparition de l’iPhone 4 (le premier à embarquer l’iBookstore pour favoriser la lecture numérique) et de l’iPad, j’ai délégué beaucoup de tâches à ces écrans tactiles. Même plus besoin de cliquer, même plus besoin de l’intermédiaire d’une souris, juste besoin de mon pouce et de mon index. Ma vie numérique s’est simplifiée, amplifiée, elle ne me quittait plus. J’étais devenue mon smartphone. Je m’étais auto-numérisée. Je ne faisais qu’un avec mon iPhone.

Les moyens technologiques nous donnent l’illusion de pouvoir gérer plus facilement notre vie professionnelle et personnelle. Mais ce n’est qu’une illusion. Nos deux univers sont de plus en plus poreux. Et ce que nous avons gagné en fluidité, nous le perdons en concentration. Tout est devenu possible tout le temps. C’est vertigineux. Nous avons désormais accès à une masse d’information qu’une vie entière ne suffirait pas à explorer. Sur Youtube par exemple, 400 heures de vidéo sont mises en ligne toutes les… minutes. Nous fabriquons nous-mêmes ces informations par nos contributions sur les réseaux sociaux, par ce que nous choisissons de partager avec notre réseau. Nous avons également accès, par la numérisation d’archives partout dans le monde, à une encyclopédie pharamineuse. Comment, dans cet eldorado, ne pas avoir envie de s’abreuver à toutes ces sources ? Comment ne pas succomber à la tentation de cliquer, de poster, de liker, de stocker, d’archiver ?  

Avec en outre cette impression très frustrante, dans cette masse d’informations disponible, de passer à côté de l’info, de manquer un événement, de rater une promotion. Nous sommes sous pression constante de cette peur du manque, que les observateurs de nos usages numériques ont appelée d’un nouvel acronyme : FOMO, pour Fear of missing out, que nous pouvons traduire par « Peur de passer à côté ». Pas étonnant, dans ce contexte, que nous consultions en moyenne notre smartphone plus de 2600 fois par jour (2617, très précisément) ! Soit plus de 100 fois par heure (source : étude Dscout, 2016). Je crois, sans sortir les grands mots, qu’on peut même parler de phénomène sociétal.

Dès 2008, l’auteur américain Nicholas Carr donnait l’alerte dans un article devenu célèbre, intitulé Is Google Making Us Stupid?  (« Google nous rend-il bêtes ? ») : « Le Web a été un don du ciel pour l’auteur que je suis. Une recherche qui d’ordinaire me prenait des jours dans les bibliothèques peut désormais être effectuée en quelques minutes. […] Même lorsque je ne travaille pas, il y a de fortes chances que je sois en train de glaner des infos sur le Web, d’écrire des e-mails, de passer en revue les gros titres et les billets de blogs, regarder des vidéos ou écouter des podcasts, ou simplement aller de liens en liens. » écrit-il, pour pointer du doigt les changements induits sur notre pensée par notre fréquentation assidue d’Internet : « Mon esprit attend désormais de récolter des informations de la même manière que celles obtenues sur le Net : comme un flux de particules s’écoulant rapidement. Autrefois, j’étais un plongeur dans un océan de mots. Aujourd’hui, je reste à la surface, comme un type sur un jetski. »

Je suis moi aussi devenue pilote de jetski. Avec un smartphone. Qui ne s’éteignait jamais.

J’en ai pris conscience de manière progressive. Je ne me suis pas réveillée un matin en me disant : « J’arrête Twitter, je jette mon iPhone, et je pars dans le Larzac ». Il y a eu d’abord mes enfants, qui me reprochaient souvent de passer plus de temps devant un écran qu’avec eux. Le monde à l’envers. Ils avaient raison. Je tentais de me cacher derrière des justifications professionnelles. C’était partiellement vrai. Je travaillais beaucoup, mais j’aurais pu écourter le temps que je passais à converser sur les réseaux sociaux, qui empiétait parfois sur le temps de loisir. Au final, la solution est venue du problème : le buzz a remplacé l’info, le clash a remplacé le débat, le communautarisme a laminé les échanges en ligne, et ce que je lisais me donnait parfois la nausée. J’ai fini par éprouver une forme de dégoût pour ce qui se passait derrière mon écran.

J’ai choisi par instinct d’agir sur mon corps pour quitter mon téléphone. J’ai progressivement réinvesti dans le sport une partie du temps que je passais à surfer. J’ai décidé de réduire ma vie numérique au strict minimum. J’ai troqué mon ras-le-bol contre un bol d’air. J’étais tellement en mode asphyxie que ce changement de rythme s’est fait naturellement. J’en avais envie, j’en avais besoin. Et c’est ainsi que j’ai commencé à marcher.

À suivre.


Kilomètre 4

Patience et longueur de temps

Entorse J+… je ne compte plus. Seuls comptent désormais les J-, ceux qui me rapprochent de la station debout, du grand air, de la marche, de la liberté. Depuis que j’ai renoué ici avec l’écriture, j’explore mon historique personnel. Je plonge dans le passé pour mieux comprendre le présent, pour essayer de démêler tous ces fils interconnectés, tous ces liens entre univers numérique et monde physique. Mais se projeter et penser à demain, voilà qui fait du bien, qui motive. Demain, ou la semaine prochaine, ou dans quinze jours, ou, bref, demain, donc, un pied après l’autre, j’avancerai, je retrouverai peu à peu l’usage de ma cheville, je réapprendrai une bonne gestuelle, une meilleure posture, je nagerai, je ferai du vélo, puis je marcherai un peu plus longtemps, un peu plus vite. Et puis, d’ici quelques semaines, je trottinerai, un peu. Et une fois la cheville totalement réparée, je repartirai pour un tour, puis deux, puis trois, tranquille, prudente, mais surmotivée. Ce futur proche plein de promesses d’endorphines, c’est lui qui me permet de transformer la douleur de l’entorse en une simple formalité. C’est lui qui me permet de prendre mon mal en patience. J’ai mal, mais ça ne m’empêchera pas d’avancer, encore moins de finir cette course contre l’entorse. Je franchirai la ligne d’arrivée coûte que coûte.     

L’envie de pouvoir courir à nouveau ne m’a pas lâchée d’une semelle depuis la seconde où je suis tombée. S’il y a quelque chose que j’ai appris de ces quelques mois d’entraînements et de courses, c’est que quand on est motivé, quand l’envie est là, le reste suit. Tout le contraire de ma première expérience de course, où tout manquait : le souffle et la motivation.

C’est ma vision de l’endurance. L’endurance, ce sont ces petites phrases qui vadrouillent dans la tête, et qui font qu’on n’abandonne pas une course alors qu’on ne pense qu’à ça depuis les trois premiers kilomètres et qu’il en reste encore dix. C’est cette envie d’aller au bout alors que le souffle manque depuis déjà une bonne demi-heure. C’est cette image de la ligne d’arrivée et de toutes ces émotions fortes, fierté, joie, soulagement, qu’on a hâte de ressentir et qui fait qu’on oublie les jambes qui crient stop.  

L’endurance est certes physique, mais elle est avant tout mentale. C’est d’abord la tête qui court. Même schéma en période de convalescence : c’est la tête qui garde le cap, qui donne la force. C’est elle qui dit : “ OK corps, pour l’instant tu ne peux rien faire, mais c’est temporaire. Bientôt tu retrouveras tes chers sentiers, piano, sano. “ Et le corps qui répond : “ Ok esprit, je la mets en sourdine “.

Je me rends compte à quel point avoir réussi à finir mon premier trail en montagne m’est utile au quotidien, combien ces 13km et 1 000 mètres de dénivelé m’ont apporté et continuent de m’aider à aller de l’avant. Combien ils m’ont réconciliée avec moi-même. On a tous des raisons, plus ou moins bonnes, plus ou moins claires, de courir. Je crois que pour moi, il s’agissait d’aller voir là-haut si j’y étais. Il se trouve que j’y étais, et ce que j’y ai ressenti est tellement puissant, que je n’ai qu’une envie : recommencer. La nulle en sport a pris sa revanche. Celle qui devenait écarlate après avoir couru 100 mètres devient toujours écarlate mais elle peut courir beaucoup plus loin, beaucoup plus longtemps. J’ai appris à respirer, à filtrer mes émotions pour ne conserver que celles qui me font avancer.    

C’est, je crois, le propre de tous ceux qui se mettent au trail, et au running en général : cette envie de ressentir des sensations fortes, profondes. Cette envie, aussi, dès qu’une course est terminée, de s’inscrire à la prochaine : trouver de nouvelles courses, de nouveaux tracés, des nouvelles sensations, porter un dossard, se mesurer à soi-même, essayer de progresser. C’est, me semble-t-il, le lot de tous ceux qui prennent goût à la course.

Quand je cours, je n’ai aucune envie de dépasser les autres participants, j’ai juste envie de me dépasser moi-même. D’être finisher. Je n’ai pas les capacités physiques – mais vraiment pas – qui me permettraient de pouvoir prétendre “ faire un temps ”. Mais c’est ce qui rend le trail tellement fascinant : tout le monde peut s’y mettre, même sans faire partie de l’élite, même sans être un cador, même en ayant passé le cap de la cinquantaine avec un très mince passif sportif… et tout le monde peut y trouver son compte en allant au bout du chemin, en accomplissant son objectif. Et tout ça, juste en enfilant des baskets.     

À suivre.