Peut-on encore être seul au monde ?

Il y a peu, l’algorithme d’Instagram, au vu de mes publications, de mes likes, et de mes interactions diverses et variées, a détecté que je pouvais être sensible au concept de seulaumonditude. Et m’a, en conséquence, suggéré de suivre le hashtag #seulaumonde. Je suis d’habitude peu sensible aux suggestions de l’algorithme ; par goût de la sérendipité, et parce que j’aime avoir l’illusion que je reste maître de mon destin numérique, je préfère découvrir par moi-même, au hasard de mes pérégrinations en ligne, des comptes ou hashtags intéressants.

Pourtant, quand #seulaumonde est apparu dans mon flux, je l’avoue, j’ai été interpellée. Peut-on encore, en 2019, être seul au monde ? C’est une question très actuelle. Et éminemment troublante, du moins pour moi. J’ai donc cliqué, pour voir ce qui se cache derrière #seulaumonde. Au moment où j’ai cliqué, près de 75 000 photos Instagram revendiquaient l’éventualité d’être au seul au monde. Seul au monde un peu partout en fait : au bord de l’eau, dans le désert, chez soi, en France, à l’étranger. Seul au monde avec son smartphone et les réseaux sociaux, on est d’accord que c’est une posture, pas une réalité. Au mieux un ressenti. Mais si tant d’instagrammeurs n’hésitent pas à accoler ce hashtag à leurs posts, c’est qu’il fait sens. Alors quel est-il, ce sens ? S’agit-il du sens du vent ? Pourquoi faire semblant de se croire seul au monde ? Pourquoi ce sentiment de solitude est-il mis en scène ? Peut-être parce qu’il s’agit d’une denrée de plus en plus rare. À ce titre, le 22 mai dernier peut être considéré comme un jour tristement historique : ce jour-là, l’alpiniste Nirmal Purja publie sur son compte Instagram une photo montrant une file d’attente pour le sommet de l’Everest. Ce jour-là, environ 320 personnes se sont succédées sur le toit du monde. Ce jour-là, l’équivalent d’un petit village s’est retrouvé à 8 848 mètres d’altitude, par des températures oscillant entre – 20° et – 30°… Un record d’affluence, dans un lieu pourtant inhospitalier. Et sauvage. Du moins en théorie.

Si même les milieux extrêmes non seulement ne protègent pas de la foule, mais l’attirent, existe-t-il un endroit sur terre où l’on puisse encore vraiment être seul au monde ? On sait depuis Aristote que l’homme est un animal social, mais j’avoue que plus j’avance en âge, plus j’ai besoin de savoir que si j’en ai envie, je peux déconnecter des réseaux et de mes congénères. Pas tout le temps ni très longtemps, juste le temps de recharger les batteries mentales, de faire le vide et de repartir du bon pied. Dans un endroit suffisamment sauvage et dépeuplé. C’est un peu ma crainte : que les endroits sauvages et dépeuplés disparaissent peu à peu.

Il existe des endroits magnifiques, qui étaient jusqu’à maintenant peu fréquentés, restés à l’abri des regards. Mais qui aujourd’hui à cause d’Instagram, deviennent des hauts-lieux du tourisme de masse, avec tous les inconvénients liés à cette situation, au premier rang desquels la pollution. D’où ma question : existe-t-il encore des lieux où l’on puisse être seul au monde ? Sûrement. Mais ils ne sont pas sur Instagram, ni aucun réseau social.   

Seul(e) au monde, oui, mais sans mon smartphone.