Kilomètre 5

Mobilis in Mobile

Je ne crois pas au hasard. Je crois qu’il me fallait une immobilisation forcée pour pouvoir rétablir un contact cordial avec un clavier, un écran et une connexion. Comme si seule une blessure avait eu la capacité de stopper mon éloignement progressif des univers connectés, pour repartir du bon pied, dans tous les sens du terme. Comme si seule une blessure pouvait me montrer qu’une cohabitation pacifique, sans excès, était possible, voire nécessaire, avec le numérique.

Pourquoi ? Parce que quand on est obligé de passer ses journées sur un canapé avec la jambe surélevée, on a beaucoup de temps, en particulier du temps de cerveau, puisque le corps est, lui, hors jeu. Ce temps de convalescence m’a semblé opportun pour renouer une relation apaisée avec Internet, dépassionnée.

La vie numérique, pour soluble qu’elle soit dans notre quotidien, n’en est pas moins extrêmement chronophage. C’est une couche supplémentaire, qui se superpose au temps classique dont nous disposons, et change complètement notre rapport au présent.

Quand je suis tombée dans le grand bain numérique, j’ai passé un temps fou en ligne, pour des raisons toutes plus légitimes les unes que les autres : répondre aux e-mails, aux sms, publier des billets, des articles, des livres, faire leur promotion sur Twitter, Facebook, and co, répondre aux commentaires, questions, sollicitations diverses et variées, aller à la pêche aux infos, faire de la veille, organiser mes déplacements, éduquer mes enfants au numérique, m’éduquer à leur culture en regardant des vidéos sur Youtube avec eux, chercher des tutos cuisine, faire mes courses, et caetera, et caetera, et caetera. Comme un nombre croissant de mes contemporains.

À partir de 2010, date de l’apparition de l’iPhone 4 (le premier à embarquer l’iBookstore pour favoriser la lecture numérique) et de l’iPad, j’ai délégué beaucoup de tâches à ces écrans tactiles. Même plus besoin de cliquer, même plus besoin de l’intermédiaire d’une souris, juste besoin de mon pouce et de mon index. Ma vie numérique s’est simplifiée, amplifiée, elle ne me quittait plus. J’étais devenue mon smartphone. Je m’étais auto-numérisée. Je ne faisais qu’un avec mon iPhone.

Les moyens technologiques nous donnent l’illusion de pouvoir gérer plus facilement notre vie professionnelle et personnelle. Mais ce n’est qu’une illusion. Nos deux univers sont de plus en plus poreux. Et ce que nous avons gagné en fluidité, nous le perdons en concentration. Tout est devenu possible tout le temps. C’est vertigineux. Nous avons désormais accès à une masse d’information qu’une vie entière ne suffirait pas à explorer. Sur Youtube par exemple, 400 heures de vidéo sont mises en ligne toutes les… minutes. Nous fabriquons nous-mêmes ces informations par nos contributions sur les réseaux sociaux, par ce que nous choisissons de partager avec notre réseau. Nous avons également accès, par la numérisation d’archives partout dans le monde, à une encyclopédie pharamineuse. Comment, dans cet eldorado, ne pas avoir envie de s’abreuver à toutes ces sources ? Comment ne pas succomber à la tentation de cliquer, de poster, de liker, de stocker, d’archiver ?  

Avec en outre cette impression très frustrante, dans cette masse d’informations disponible, de passer à côté de l’info, de manquer un événement, de rater une promotion. Nous sommes sous pression constante de cette peur du manque, que les observateurs de nos usages numériques ont appelée d’un nouvel acronyme : FOMO, pour Fear of missing out, que nous pouvons traduire par « Peur de passer à côté ». Pas étonnant, dans ce contexte, que nous consultions en moyenne notre smartphone plus de 2600 fois par jour (2617, très précisément) ! Soit plus de 100 fois par heure (source : étude Dscout, 2016). Je crois, sans sortir les grands mots, qu’on peut même parler de phénomène sociétal.

Dès 2008, l’auteur américain Nicholas Carr donnait l’alerte dans un article devenu célèbre, intitulé Is Google Making Us Stupid?  (« Google nous rend-il bêtes ? ») : « Le Web a été un don du ciel pour l’auteur que je suis. Une recherche qui d’ordinaire me prenait des jours dans les bibliothèques peut désormais être effectuée en quelques minutes. […] Même lorsque je ne travaille pas, il y a de fortes chances que je sois en train de glaner des infos sur le Web, d’écrire des e-mails, de passer en revue les gros titres et les billets de blogs, regarder des vidéos ou écouter des podcasts, ou simplement aller de liens en liens. » écrit-il, pour pointer du doigt les changements induits sur notre pensée par notre fréquentation assidue d’Internet : « Mon esprit attend désormais de récolter des informations de la même manière que celles obtenues sur le Net : comme un flux de particules s’écoulant rapidement. Autrefois, j’étais un plongeur dans un océan de mots. Aujourd’hui, je reste à la surface, comme un type sur un jetski. »

Je suis moi aussi devenue pilote de jetski. Avec un smartphone. Qui ne s’éteignait jamais.

J’en ai pris conscience de manière progressive. Je ne me suis pas réveillée un matin en me disant : « J’arrête Twitter, je jette mon iPhone, et je pars dans le Larzac ». Il y a eu d’abord mes enfants, qui me reprochaient souvent de passer plus de temps devant un écran qu’avec eux. Le monde à l’envers. Ils avaient raison. Je tentais de me cacher derrière des justifications professionnelles. C’était partiellement vrai. Je travaillais beaucoup, mais j’aurais pu écourter le temps que je passais à converser sur les réseaux sociaux, qui empiétait parfois sur le temps de loisir. Au final, la solution est venue du problème : le buzz a remplacé l’info, le clash a remplacé le débat, le communautarisme a laminé les échanges en ligne, et ce que je lisais me donnait parfois la nausée. J’ai fini par éprouver une forme de dégoût pour ce qui se passait derrière mon écran.

J’ai choisi par instinct d’agir sur mon corps pour quitter mon téléphone. J’ai progressivement réinvesti dans le sport une partie du temps que je passais à surfer. J’ai décidé de réduire ma vie numérique au strict minimum. J’ai troqué mon ras-le-bol contre un bol d’air. J’étais tellement en mode asphyxie que ce changement de rythme s’est fait naturellement. J’en avais envie, j’en avais besoin. Et c’est ainsi que j’ai commencé à marcher.

À suivre.