Le trail de Val Cenis

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Laurence Bril, août 2020

Peut-on progresser en trail quand on a démarré la course à un âge avancé ? Retour sur une expérience. Au programme, 13 kilomètres, plus de 800 mètres de D+ et D-, et deux années d’entraînements divers et variés. 

J’ai encore en mémoire la musique d’AC/DC. C’était en août 2018, et Thunderstruck résonnait dans le sas de départ. La chanson trouvait également un écho dans ma tête : j’étais à la fois galvanisée et un peu sonnée, ou à tout le moins surprise, de me retrouver là, au milieu de tous ces traileurs, avec mon dossard accroché tant bien que mal au T-shirt. Il y a deux ans, je courais mon premier trail. C’était à Val Cenis et ça me semblait totalement improbable… Moi, la quinqua sédentaire, avec un passé sportif aussi épais qu’une chaussure minimaliste, vivant à altitude zéro au bord de la mer, je partais à l’assaut des montagnes en courant. 

Cette première course, je l’avais voulue, je l’avais préparée : elle marquait le début d’une nouvelle vie. Après des années à jouer les interfaces fauteuil / clavier, j’avais décidé de donner à mes journées de journaliste hyperconnectée un nouvel élan, avec beaucoup moins d’écrans, et beaucoup plus de grand air. À force de surfer sur le Web, j’avais fini par entendre l’appel du large. Mais en troquant Google pour des baskets, je n’avais pas idée que les petits sentiers que j’empruntais en marchant pour me changer les idées allaient se transformer en terrains de jeu formidables, et me donner peu à peu le goût de la course à pied — alors que j’avais toujours détesté ça. 

Deux ans plus tard, me voilà de nouveau à Val Cenis, prête à prendre le départ du même « trail jaune », qui représente cette année une boucle de presque 13 km et plus de 800 mètres de dénivelé. Comme en 2018. Le parcours est différent, mais l’intensité sera la même… Deux ans plus tard, je suis toujours aussi contente d’être là, fière aussi, que mon aventure sportive ne se soit pas arrêtée à la première montée. Toujours étonnée, et pourtant, je dois l’avouer : j’ai pris goût aux endorphines. Depuis mon premier trail, les kilomètres ont défilé sous les baskets : je me suis inscrite à plusieurs 10 kilomètres, à la campagne, sur route, ou en mode corrida ; j’ai découvert également le charme des trails urbains ; j’essaie de me fixer des objectifs, avec cependant toujours le même en ligne de mire : me faire plaisir. Je suis une coureuse lente, je manque cruellement de souffle même si j’essaie de m’améliorer, je finis généralement en queue de peloton, jamais dernière — c’est mon petit challenge —, mais je finis. 

J’ai découvert, pêle-mêle, les aléas du sport — une sale entorse qui m’immobilisera de longues semaines —, et ses émotions insoupçonnées : l’euphorie de passer la ligne d’arrivée, la satisfaction de braver la grisaille du dimanche matin, la joie simple des entraînements avec les copines, le soulagement quand le fartlek ou le fractionné s’arrêtent, la fierté des T-shirts finishers, l’embarras des dossards accrochés de guingois parce que j’ai oublié les épingles à nourrice ; sans oublier les départs un peu poussifs mais pleins d’espoir, le chrono qu’on guette au poignet, les encouragements des bénévoles, de la famille, des amis, du public… Et surtout, le plaisir de me dépasser, à défaut de dépasser les autres.    

C’est peut-être ça, la « trail attitude », dont le speaker vient de scander les mérites à la centaine de coureurs qui attendent impatiemment le départ dans le sas. Masque sur le visage, à bonne distance des autres coureurs, je savoure, malgré les mesures sanitaires, le bonheur de me retrouver ici, à nouveau, dans cet endroit où j’aime venir été comme hiver, avec une vue imprenable sur la Dent Parrachée. 

La veille, j’ai repéré une bonne partie du parcours. Je ne voulais pas, comme en 2018, arriver sans trop savoir où m’emmèneraient mes baskets, ni à quelle sauce mon métabolisme allait devoir fonctionner. J’ai pris des notes mentales, et j’ai essayé de me projeter. Surtout, j’ai fait le plein de photos : c’est aussi pour ça que j’aime le trail, parce que l’environnement est magnifique, parce que c’est beau, tout simplement. J’ai emmagasiné les paysages dans mon cortex, histoire de ne pas être tentée de le faire pendant la course : les montagnes sont si belles, que j’aurais eu du mal à ne pas m’arrêter pour profiter du point de vue. Il y a deux ans, j’avais « perdu » quelques minutes à sortir mon smartphone pour immortaliser mon arrivée auprès d’un lac magnifique, le lac de l’Arcelle, et j’avais regretté de ne pas profiter davantage de la beauté du lieu. J’ai voulu éviter l’écueil cette année. 

Et puis je suis une traileuse bucolique : j’aime bien faire connaissance avec les plantes que je croise au bord des chemins, ou profiter des fraises des bois.

Cette reconnaissance m’a également permis de réaliser que la pente ne me laisserait pas de répit. Je n’avais aucun doute, mais mes jambes, et surtout ma cage thoracique, ont pu mesurer à quel point mes montées d’escaliers et l’ascension des dunes de galets me seraient utiles. J’avais hésité à m’inscrire à la distance supérieure (21 km), mais le manque d’entraînement dû au confinement m’en a dissuadée, et, en prenant la mesure du parcours, je me suis félicité d’avoir été raisonnable.

« Nous allons faire le décompte tous ensemble ». J’observe les autres concurrents. Les randonneurs, dossards violets à l’arrière du peloton, partent en même temps que nous. L’ambiance est détendue, bon enfant. On n’est pas venus ici pour souffrir, ok ? Enfin si, mais non. Des jeunes, des moins jeunes, des beaucoup moins jeunes : c’est ce que j’aime dans le trail, pouvoir y croiser toutes les catégories d’âges, de tous les univers, avec des objectifs différents. Pour motiver les troupes, le speaker parle de ces concurrents qui ont commencé par la randonnée, et courent aujourd’hui le trail noir et ses 80 km. Je n’en suis pas encore là. Un jour, peut-être… Pour l’instant, je veux juste faire mieux qu’il y a deux ans. Me prouver qu’à 53 ans, à force de régularité, et surtout d’envie, on peut progresser. J’avais bouclé les 14 km de 2018 à une vitesse moyenne de 4,35 km/h, j’espère boucler les 13 km de 2020 en moins de 2h30, à plus de 5 km/h. 

« 5, 4, 3, 2, 1… » C’est parti. Comme à chaque départ, je me laisse surprendre. Je suis dans le milieu de peloton, mais ça part très vite devant. Je sais très bien que je ne peux pas suivre, mais je ne veux pas me laisser distancer tout de suite. Je suis sereine, en forme, la météo est parfaite, j’ai le sourire aux lèvres et les jambes alertes. Les sensations sont très bonnes. Premier kilomètre, première côte. Je sais que ce n’est que le début, et qu’il en reste encore 6 à grimper. Je veux garder des réserves, je passe en mode « je trottine », et je ne suis pas la seule. Comme à chaque course, je cherche dans les coureurs proches une locomotive, quelqu’un d’une allure légèrement supérieure à la mienne, à qui m’accrocher. Je repère une casaque rouge, casquette blanche, et je lui emboîte le pas. Derrière moi, un concurrent bat régulièrement le sol avec ses bâtons qui font cling cling. Je le surnommerai donc Cling Cling. Je sens que Cling Cling veut me dépasser, mais je m’accroche à Casaque Rouge, tout en respectant les 2 mètres de distance Covid.  

Je suis dans le rythme, y compris cardiaque. J’ai toujours en tête de faire au moins du 5 km/h. Pour l’instant, malgré la grimpette, je dépasse les 7 km/h. Tout va bien. J’alterne marche et course à petits pas. Cling Cling m’a dépassée, mais je me suis fait plaisir en le doublant de nouveau. Je crois qu’il n’a pas apprécié. J’ai besoin de mettre un soupçon de compétition : c’est un appétit que je me suis découvert et qui ne lasse pas de me surprendre. Je n’aime pas perdre. Bien sûr, je ne suis pas en position de gagner non plus, mais j’ai toujours mis un point d’honneur à ne jamais finir dernière, et à doubler le plus de candidats possibles. Rien de personnel. Juste un pur divertissement, au sens propre : quand je me motive ainsi, j’oublie que je n’aime pas courir. 

Troisième kilomètre : les choses se compliquent, on rentre dans le vif du sujet. J’essaie de m’accrocher à Casaque Rouge, mais mon souffle commence à manquer. J’en ai encore pour 3 kilomètres de montée, je me réserve. Je suis passée sous la barre des 5 km/h, ça ne m’affole pas, je sais que mon allure va chuter encore, mais je sais aussi que je pourrai me rattraper sur le plateau, et, je l’espère, en descente, même si je me méfie des descentes… Alors je passe en mode observation. Devant moi, beaucoup de traileurs et traileuses ont ralenti. Les premiers de cordée sont loin devant, je ne les ai même pas croisés. Derrière moi, j’aperçois pas mal de participants. Je m’étonne d’être encore si bien placée dans le peloton, avant de réaliser que des dossards violets se sont glissés parmi les jaunes : j’ai été rattrapée par les randonneurs. Ce qui me donne un petit coup de fouet. L’adrénaline joue bien son rôle, et me permet de passer, temporairement, à la vitesse supérieure. 

J’avance le dos parallèle au sol et le souffle court. C’est là qu’entrent en scène les mouches. Les satanées mouches. Elles sont partout. Elles volent de l’un à l’autre, excitées comme jamais. J’avais noté lors de mon repérage que passé 2000 mètres, elles étaient inexistantes. J’essaie d’accélérer pour m’en débarrasser mais elles semblent m’apprécier. Alors je change de tactique : je les intègre à mon film intérieur, celui que je me passe pendant chaque course pour oublier que je fais un effort intense. Je m’imagine que les mouches sont là pour m’encourager, je transforme leur insupportable « bzzzz » en « vas-y ». Je focalise sur leur bourdonnement, et j’avance sans (trop) y penser.  

J’essaie maladroitement de réguler ma respiration. Je me remémore les conseils, les lectures, les vidéos regardées pour progresser dans les montées, mais tout se mélange. Tout est confus. Des petits pas ? des grands pas ? Je ne sais plus. Donnez-moi juste un peu d’air. Greffez-moi les poumons de Kilian Jornet. 

Casaque Rouge est toujours devant moi. Elle est passée en mode marche, et son allure, sereine, a quelque chose de rassurant. J’observe sa méthode, et celle des autres coureurs. Je pose le pied bien à plat, et je fais des enjambées plus grandes, mais plus lentes. Et ça fonctionne. Je récupère un peu de souffle. J’arrive tant bien que mal à sortir la gourde de mon gilet pour boire sans m’arrêter, et je grignote une barre énergisante qui me requinque. 

Et puis, enfin, un replat « consolateur », comme le qualifiait Rodolphe Töpffer dans son Voyage autour du Mont Blanc. L’adjectif me semble à cet instant précis tellement bien choisi. Je viens de gravir 6 kilomètres, je suis à presque 2 200 mètres d’altitude, et ce que les montagnes donnent à voir et à ressentir me console largement des efforts que je viens de consentir. J’ai le souffle coupé, mais je sais pourquoi. Au bout du chemin, le ravito d’eau. Je n’ai pas soif, je décide de faire l’impasse, pour gagner quelques minutes. Je suis tellement dans l’effort que je me trompe de direction. Une gentille bénévole me renvoie sur le droit chemin. Comme par magie, je relance mes jambes, et elles répondent à l’appel. Je réactive le mode course. Je suis repartie, je cours, les sensations sont excellentes.   

Le sentier qui s’annonce et qui descend s’appelle « Le Rapide ». Je trouve d’emblée qu’il porte bien son nom. Ici, tout s’accélère : je commence à me lâcher un peu, je teste ma foulée, mes chevilles répondent bien, alors je continue en essayant de me détendre. Je m’étonne moi-même d’avoir encore suffisamment d’énergie pour courir.  

À l’amorce de la descente, un photographe, installé dans l’alpage, guette les concurrents. Je suppose qu’il ne traque que les beaux gestes techniques, les coureurs à l’aise en descente, puisqu’il range son appareil à mon passage. Je comprends et je ris intérieurement. 

Je commence à me faire dépasser par des dossards verts (21 km) et bleus (35 km) qui rejoignent le parcours, je les laisse passer en me rangeant sur le côté, et la plupart me remercient. Cette politesse dans l’effort me semble très classe. C’est une des raisons pour lesquelles j’apprécie ce sport, que je trouve, pour ce que je le fréquente, civilisé. 

Plus je descends, plus je comprends l’intérêt d’avoir une bonne vue et des bras pour équilibrer le corps. Je suis en pilote automatique, en appui sur mes cuisses. Je revois toutes ces séances video de renforcement et de gainage que j’ai suivies pendant le confinement pour compenser les sorties. Et je me dis qu’elles auront servi. 

Je ne pense qu’à une chose : poser correctement mes pieds, ne pas tomber, éviter les racines, et si possible ne pas trop me laisser distancer. J’entends un concurrent derrière moi dire à sa compagne : « reste concentrée, ne te blesse pas ». Merci cher trailer, c’était exactement ce que j’avais besoin d’entendre. 

L’arrivée approche à plus ou moins grands pas. Je cours depuis déjà plus de 2 heures. J’ai réussi à augmenter mon allure. J’ai toujours mon objectif en tête. Je cours dès que je peux, comme je peux. Et puis, enfin, ce chemin large, engageant, qui annonce le dernier kilomètre. Je commence à vraiment savourer, je me réjouis. Je n’avais pas anticipé la petite côte, celle qui tue les jambes juste avant la dernière ligne droite. Je sens que je manque totalement de « jus ». Je vois danser devant mes yeux des barres de céréales. Je crois que je n’ai pas très bien géré mon alimentation, j’aurais dû reprendre un encas avant d’entamer la descente, et je m’en veux un peu. Je vais puiser dans ce qui me reste d’énergie pour finir les derniers mètres en courant. Je m’offre même le luxe de distancer deux concurrentes.  

Je vois l’arche, j’entends le speaker, j’accélère, et enfin, j’y suis ! Je passe la ligne d’arrivée, cette ligne tant convoitée. Un peu hébétée, je souris à la photographe officielle. J’ai fini, je suis heureuse, soulagée. Je regarde ma montre : je suis dans les temps que je m’étais fixés, et même un peu mieux : j’ai couru à une moyenne de 5,35 km/h. C’est peu pour la plupart des coureurs, mais c’est beaucoup pour moi, ne serait-ce que parce que j’ai couru plus vite d’1 km/h par rapport à 2018. Cerise sur le gâteau (et privilège de l’âge) : je suis 3e de ma catégorie. J’ai rempli mon contrat, je peux savourer le goût délicieux des endorphines, et celui, tout aussi délicieux, de la victoire sur moi-même. J’ai une pensée émue pour la collégienne qui détestait tant le sport en général, et courir en particulier. Jamais elle n’aurait imaginé qu’elle finirait un trail. Et qu’elle kifferait ça.    

Épilogue

Arrivée à l’hôtel, alors que la fatigue commençait à se faire sentir, je n’ai pourtant eu qu’une idée : retrouver l’ambiance trail, courir de nouveau avec un dossard, me fixer un nouvel objectif. C’est ainsi que je me suis inscrite à l’Omaha Beach trail, et que le 29 août, j’ai couru mon premier 20 km, dans le décor magnifique et chargé d’histoire d’Omaha Beach. Désormais, le ciel est ma limite… 

Article paru dans Wider Trail Outdoor n°52