Kilomètre 6

Away from keyboard

L’air est vif, piquant. Il rosit les joues et décrasse les neurones embrumés. J’avance le long de la falaise. Je marche à hauteur de goéland le long d’un sentier très étroit. Cent mètres plus bas, les vagues se fracassent sur les galets. J’aime tellement cet endroit. C’est beau, battu par le vent, dangereux. Sauvage. La nature sans artifice. Celle que j’ai connue enfant. Celle que j’ai envie de retrouver. Je ne le sais pas encore, mais ce premier jour de janvier sera également le premier d’une nouvelle ère. Rien de vraiment construit, pas de grande résolution, mais une grande envie de changement.

Je longe une valleuse. Devant moi, la mer à perte de vue, fluctuante, éternelle. J’ai toujours aimé plonger mes pensées dans cet horizon si parfaitement droit en imaginant qu’il y a un cent ans, il y a mille ans, il était le même. Les vagues, les marées, les tempêtes, la pluie, le soleil, le vent, les saisons passent et l’horizon reste, égal à lui-même, offrant à perte de vue cette même perspective à tous ceux qui le regardent depuis des siècles. L’homme n’a pas encore altéré ce paysage, c’est à la fois fascinant et rassurant. Aux antipodes du monde tout connecté qui a été le mien ces dernières années.

J’ai déjà parlé du contenu, éminemment fluctuant bien sûr, mais il y a aussi le contenant, en perpétuelle mise à jour, incapable de fonctionner sans un chargeur à portée de main, encore moins sans Wi-fi, faisant de nous des serviteurs volontaires des (plus si nouvelles) technologies. Et c’est usant. Pénible. À chaque déplacement, professionnel ou non, il faut penser prise, réseau, batterie. Je me souviens encore de cette grosse journée de rendez-vous à Paris sans mon smartphone, laissé à la maison pour cause de départ précipité, et de cette angoisse qui m’a saisie quand je m’en suis aperçue. J’étais comme la cigale face à la bise, totalement dépourvue. J’ai heureusement la chance d’avoir une bonne mémoire, et de garder de « l’ancien monde » l’habitude de ne pas tout confier au monde dématérialisé. J’avais donc mon emploi du temps bien en tête, les adresses aussi. Mais j’ai passé la journée à prier le ciel de pouvoir enchaîner mes rendez-vous sans retard, et à espérer qu’aucun n’annule au dernier moment en laissant un message que je ne pourrais consulter que quelques heures plus tard…

Je marche sur la falaise depuis maintenant deux bonnes heures. J’ai la tête remplie du cri des goélands, du souffle du vent, de mes pas qui résonnent sur le sentier, des cinquante nuances de bleu du ciel et de l’écume des vagues. Il y avait longtemps que je n’avais pas eu l’esprit aussi léger. Pas de mentions pour l’encombrer, pas de mails à trier, rien, juste le paysage qui reprend sa place. Et ça fait du bien. « Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres » nous prévenait déjà le jeune Boileau il y a près de 450 ans. C’est cette liberté que j’ai voulu retrouver en marchant et en me rapprochant de la nature.   

J’ai choisi par instinct d’agir avec mon corps pour quitter mon téléphone. J’ai progressivement réinvesti dans la marche une partie du temps que je passais à surfer. J’ai décidé de réduire ma vie numérique au strict minimum. J’ai troqué mon ras-le-bol contre un bol d’air. J’étais tellement en mode asphyxie que ce changement de rythme s’est fait naturellement. J’en avais envie, j’en avais besoin. Et c’est ainsi que j’ai commencé à marcher. Par besoin d’aller voir ailleurs. Par besoin de sentir mes jambes en mouvement. Par besoin de poser mes yeux sur de nouveaux horizons. Par besoin de remettre de la nature dans un monde devenu trop techno. Par envie de retrouver “le monde d’avant”, celui sans réseau, juste pour voir.

J’ai marché parce que c’est ce qu’il y a de plus simple à faire : un pas devant l’autre. Et on avance. La quintessence de la low tech.

A suivre.