Kilomètre 3

La vie n’est pas un long flux tranquille

J’ai l’immense privilège de ne pas avoir passé ma jeunesse à chercher du réseau. Quand on partait en vacances quelque part, je m’inquiétais de la proximité de la mer, pas de celle du Wi-fi : c’était une source de préoccupation en moins. Et rétrospectivement, j’estime que c’est effectivement un privilège. Privilège d’avoir eu l’esprit tranquille, disponible pour vadrouiller et s’intéresser au monde extérieur, penser, ruminer, s’échapper, errer, s’ennuyer aussi, beaucoup, mais surtout, surtout, notre esprit était, par la force des choses, déconnecté. Je n’ai pas passé les premières années de ma vie les neurones constamment en prise, même en sourdine, même inconsciemment, avec un monde parallèle qui ne dort jamais. Je sais, pour l’avoir expérimenté au quotidien pendant plus de la moitié de mon âge actuel, qu’on peut ne pas être connecté H24 sans pour autant dépérir. Je sais qu’il existe d’autres sources d’information que Twitter, Wikipédia, Youtube ou les stories Snapchat – ce qui ne m’empêche pas de reconnaître des qualités à ces différents canaux -. Je sais qu’une vie est possible sans smartphone. C’est une vie évidemment décalée, beaucoup moins pratique, moins augmentée, moins XXL, on est d’accord, mais elle est possible. Ça a été la mienne pendant vingt-sept ans, et celle d’homo sapiens pendant 300 000 ans.

Je me rends bien compte que ce genre de discours fait un peu tache, un peu réac sur les bords. Je regrette juste l’insouciance d’une vie sans prothèse numérique. Je me sens une certaine légitimité à tenir ces propos. J’ai passé les dernières années de ma vie professionnelles en immersion complète dans le grand bain numérique, à en explorer toutes les facettes, et c’est la conclusion que j’en tire : nous sommes devenus dépendants de nos smartphones. Accros. Intoxiqués aux mentions. Obnubilés par les notifications. Obsédés par les likes. Submergés par les injonctions. Faites vos jeux, rien ne va plus.

Au fil des années (pour mémo, le premier iPhone a été lancé en 2007), nous avons délégué de plus en plus de tâches à ce qui n’était au départ qu’un téléphone amélioré : vérifier son courrier, s’informer, réserver (un resto, ses billets de train, ses vacances), faire ses courses, jouer, regarder un film, partager ses photos, publier du contenu, liker, s’abonner, se désabonner, la liste est longue, très longue, de plus en plus longue, elle ne s’arrête plus. Au prétexte de nous faciliter la vie, nous lui avons confié des données de toutes sortes, perso, pro, et même notre santé. Son intrusion dans notre quotidien est excessive. Nous le dégainons souvent sans raison objective, de manière pavlovienne (que celui qui n’a jamais checké son écran par pur réflexe me coupe le Wi-fi sur trois générations). Aussi séduisante soit-elle, l’alliance du mobile et du tactile est pleine de pièges. Le smartphone nous happe dans un espace temps infini dont il est difficile de s’extraire, et je repense parfois avec une certaine envie à cette époque de ma vie “sans”.   

Les psys ont trouvé un nom à cette nouvelle forme d’addiction : la nomophobie, contraction de “no mobile phobia”, la phobie de l’absence de portable. Je ne sais pas si je suis devenue nomophobe, mais je sais que même encore aujourd’hui, alors que j’ai pris un certain recul face à cet aspect de ma vie, mon réflexe quand je quitte mon domicile ou mon bureau, c’est de m’assurer que mon iPhone est dans mon sac. Ça me chiffonne parce que j’ai un peu trop l’impression de revivre les sensations très désagréables liées au manque de tabac. Heureusement, l’iPhone est moins nocif pour les bronches. Il peut même sauver des vies : tous les organisateurs de trails exigent des coureurs qu’ils aient, à juste titre, un téléphone et un chargeur externe. Et si, pour la première fois depuis que je marche et cours régulièrement, je n’étais pas partie sans ce p**%* d’iPhone lors de ma dernière course en forêt, j’aurais pu appeler quelqu’un pour venir me chercher, plutôt que de boîter péniblement jusqu’à la voiture et de conduire pour rentrer. Ma cheville aurait été un peu plus épargnée… mais je ne serais pas là, allongée sur mon canapé, à prendre le temps de me poser et d’écrire. La vie moderne est parfois bien tordue.  

À suivre.